J'ai du mal à vivre dans la réalité
Il y a certains jours comme ça, où je souhaiterais que tout soit différent.
J’ai plusieurs univers doudou.
Mais le plus tenace reste la vie typique d’une américaine dans les années 50, ou 80. J’ai envie de vivre dans l’univers de Grease.
J’imagine sortir en douce d’une chambre à l’étage d’une villa américaine, m’aider du rosier pour atteindre la voiture de Fred. Oui, je place des visages que je connais dans le décor, comme si nous étions tous des acteurs. Pour nous deux; rencontre dans un dîner, autour d’un milkshake couleur rose bonbon. Quelques journées d’écart, avant de se retrouver, avec l’ensemble du lycée, devant un film dans un bon vieux drive-in. Bien sûr, il aurait une vieille voiture carrée des années 50, une américaine. Le premier baiser la même nuit, toujours dans sa voiture, en haut d’une colline. Et puis, des comédies musicales à foison, des potins, des soirées entre filles bien kitsch, et le saint Graal de toute adolescente clichée, je vous prie d’accueillir le traditionnel Bal de Promo en fin d’année !
Je me plais à imaginer les tenues, et les lieux, surtout. Les teddy pour les garçons, des jupes pour les filles, rien de très matriarcal ou féministe là-dedans. Je suis vieux jeu, je sais.
Je me suis pris plusieurs de ces rideaux à franges pailletés qu’on trouve toujours dans les bals de fin d’année, et dans certains anniversaire. C’est bête, mais depuis que je les ai installés, je me sens bien mieux dans ma chambre.
J’associe tout ça au lycée. Je le vois presque tous les jours, même si je n’y suis plus. Quand je me rends à Citadelle pour voir Fred ou les copains, ça ne manque jamais. Je suis obligée de passer devant. Le manque n’est plus le même que l’année dernière. Il faut croire que j’ai moins le temps d’y penser. Le souvenir est diffus, les moments, édulcorés. Mon vieux pote Jacques, qui a redoublé, ressent la même chose que je ressentais, un an après la dernière rentrée de lycée. Le foyer avec ses tables oranges nous manque, on fantasme sur des couloirs aux couleurs passées, on traîne dans les coins extérieurs où on allait pour manger mais plus rien n’est pareil. Ne reste qu’un peu de nostalgie mélangée à l’éternelle question du "qu’est-ce que je fous là ?". Fred aussi a ressenti ça. Je le considère comme plus légitime que nous, il a vécu plus de trucs. Lui, pour le coup, il a vraiment eu ses années lycées, avec les copains, un rôle à tenir, on savait qui il était. J’étais plus discrète. On se parlait peu, mais il me plaisait pas mal, même si je n’aurais jamais envisagé la possibilité qu’on sorte ensemble un jour. J’ai à peine connu les anciens, et j’ai toujours un train de retard. J’aurais du sauter une classe, parait que l’ambiance était terrible quand Fred est arrivé au lycée. J’éprouve une fascination toute conne pour les rumeurs de cette époque, et j’en apprends encore certaines ces temps-ci.
Bref, ça va un peu mieux de ce côté-là, même si j’avoue que ça me fait tout drôle de savoir que mon frère assiste au cours auxquels j’assistais y a à peine deux ans. J’ai de la misère à me dire qu’il va sur ses dix-sept ans… Je le revois encore à quatorze… Pire, je me revois à quatorze ans. Il y a trois ans, j’étais déjà nostalgique de ma fin de collège, même si les choses auraient pu aller mieux. Aujourd’hui j’essaye d’apprécier le moment présent mais je finis toujours par retomber un peu dans mes travers. Les souvenirs de lycée fantasmés ressemblent à s’y méprendre à un pot de chocolat caché au fond du placard. On sait qu’il est là, qu’un beau soir, on va craquer, alors on essaye de se concentrer sur son dîner, son repas, son petit-déj…
J’imagine que tout va mieux depuis que je sais que j’ai des amis et la possibilité de faire autre chose que de ressasser de vieux trucs. Après, on vient tous plus ou moins de la même ville. C’est compliqué d’éviter de se demander si on a bien ce pote en commun, il faudrait partir de la ville, brûler les lieux, et je tiens tout de même à ma mémoire. Enfin, je me demande s’il est bien raisonnable d’ajouter tout ça dans mon bouquin…
Récemment j’ai croisé mon ami Cline à la gare près de ma fac. Dans une ville plutôt éloignée de la Citadelle, donc du lycée, je précise. Le revoir m’a fait un bien fou. Je partais du principe qu’il m’avait oubliée, comme tous les autres, mais non. Je sens de son côté une envie de me revoir si forte qu’elle m’a donné le sourire aux lèvres pour le reste de la journée. Il a l’air encore plus débordé que moi, le pauvre. Il n’ose même pas envoyer de message, car il sait qu’il ne sera pas en mesure de nous voir, Freddy et moi.
A l’époque du lycée, je le trouvais vraiment beau. En fait, il me faisait penser au personnage principal de n’importe quel film américain des années 80, le beau mec aux cheveux courts, style Marty McFly. Il avait ce côté réconfortant, pas du tout intéressé sans pour autant virer de l’autre bord, qui me plaisait vachement. Familier, c’est le mot.
J’ai d’autres visages en tête quand je pense à lui, un paquet de personnes à recontacter, mais je ne pense pas qu’elles seront pour autant ravies de me revoir ou susceptibles de se déplacer jusqu’ici pour une journée.
L’université a ce pouvoir terrible de nous enlever de la tête des fous rire d’un après-midi qui sur le coup paraissait si spécial.
Je pense que le Covid a empiré un processus naturel. Il l’a saboté, avec l’aide d’Internet. J’étais déjà bien toquée, avec des tubes de l’époque de mes parents dans les oreilles chaque matin, et voilà qu’un jour, en pleine année de première, on m’annonce que les cours sont finis. Je ne peux plus sortir ailleurs que dans ma tête, alors je m’y enferme chaque matin. Je cherche en vain dans les épisodes de Riverdale qui tournent en boucle, dans mes vieux vinyles, une raison d’exister, et je finis par tout mélanger. Post confinement, on ne me donne plus beaucoup de raisons d’arrêter de rêver.
Arrivée en Terminale, je ressentais déjà un début de nostalgie, c’est comme si j’avais déjà un pied dehors. Les avantages du lycée n’existaient plus. Le foyer, barricadé. Les anciens terminales, partis Dieu sait où. Mon amour, par miracle, est resté. C’est pendant cette période confuse que notre histoire a commencé.
Je me doute que Fred connait également ce genre de difficultés, il suffit de le voir adopter divers tenues d’univers divers et variés et changer de comportement, comme s’il comportait une myriade de personnalités, à la manière d’un couteau suisse. La différence entre lui et moi, c’est que je sens qu’il a conscience de ce qu’il fait. Il ne cherche pas à revenir dans le passé, même s’il le regrette probablement davantage que moi.
Enfin, si aujourd’hui, je prends la peine d’écrire sur le sujet, c’est qu’il y a prise de conscience. Je ne me fais pas d’illusions. Le chemin vers la réalité est encore long, et pour être honnête, je ne suis pas sûre d’avoir toujours envie de le poursuivre, mais je sais aussi que m’enliser dans une version fantasmée de la réalité n’est pas bon pour moi. Il y a moins de désespoir dans ma tête que l’année dernière, et c’est déjà un progrès à signaler.
Fred m’a sorti un jour : "Je profite du présent. On est né à la bonne époque et je veux en profiter. Moins de discrimination qu’hier, et je sens que ce sera la merde demain, alors contentons-nous de profiter de notre époque."